Folie des hommes

Le propre de l’homme politique est de croire en lui. Parfois à l’excès, lorsqu’il oublie les forces de la nature.

2007 célèbre le tricentenaire de Vauban et met en valeur ses fortifications construites aux marches du royaume. L’occasion de rappeler un épisode oublié. Le Rhône est alors une frontière. S’il n’est pas utile de défendre militairement Villeneuve et la France, Louis XIV, Colbert et Vauban veulent ruiner la prospérité des États pontificaux.

Louis XIV, fils aîné de l’Église, ne peut affronter directement celle qui possède des enclaves en France. Mais il veut, en s’attaquant au commerce de ces territoires, les pousser à rejoindre son giron. Le concordat de 1734 y parviendra. Vauban distingue le spirituel du temporel et écrit en 1700 : « À l’égard de l’Église, conserver quant au spirituel tout le respect dû au Saint-Siège mais quant au temporel, suprimer peu à peu tous les revenus ecclésiastiques qu’on peut et doit considérer comme un pur brigandage… ».

Il y a un moyen rapide d’enrichir la France : assécher le Rhône en face d’Avignon pour faire passer tout le commerce fluvial par Villeneuve. On sait que le lit du Rhône « suivait à peu près la route de Sauveterre, s’incurvait avant la Chartreuse, frôlait l’est du mont Andaon et se dirigeait vers la tour Philippe-le-Bel en longeant le rocher de Saluces »(2). Le Rhône de Villeneuve est plus large que celui d’Avignon, mais de nombreux bancs de sable, créant parfois des îles, l’encombrent. Le Rhône navigable est donc d’abord celui de Villeneuve, puis passe entre la Barthelasse et l’île Piot pour arriver sur les berges d’Avignon.

Ce projet naît après une énième destruction du pont Saint-Bénézet en 1672. Lorsque Vauban inspecte les lieux, il reste donc à construire deux jetées-barrages, l’une au nord de la Barthelasse, pour dériver le Rhône, l’autre entre l’île Piot et la Barthelasse, pour obliger le fleuve à rester du même côté. Et il faut réaliser l’ouvrage assez vite pour que les édiles avignonnais n’aient pas le temps de protester officiellement. Vauban confirme l’option de la digue-barrage au nord de l’île de la Barthelasse et recommande de reculer le rempart situé à l’extrémité du mont Andaon pour y ménager un chemin de halage. Enfin, il veut conserver les arches du pont subsistant du côté de Villeneuve et installer dans la première un poste de garde fortifié pour assurer la police du fleuve.

Mais la puissance du Rhône ruina toutes les tentatives de suites données à cette chimère…

Quant à Vauban, il restera prisonnier de ses fortifications. Oubliés, le démographe qui créa une méthode de dénombrement des populations, l’humaniste qui mit au point des recettes diététiques ou s’inquiétait de justice sociale, l’homme de foi auquel il « serait plus facile de compatir avec le diable qu’avec un méchant prêtre », le patriote à l’humeur volcanique, ami du roi, l’inventeur de la guerre psychologique, l’homme à femmes qui reconnut par testament cinq enfants, le réaliste qui joignait les motifs d’humanité aux raisons économiques, le chef conscient du coût de la formation d’un soldat, l’avocat des huguenots… Tous ont péri au seul bénéfice de son architecture. L’Histoire est aussi cruelle que la nature.


Pierre François, n°8, septembre/octobre 2007


(1) Selon la description parue dans Évocation de la cité au XVIIe siècle, Le Rhône de Villeneuve et Vauban, par Philippe Roux, archives municipales de Villeneuve lez Avignon, 1994.