Lacoste ou le rêve de pierre de Monsieur Cardin


« Autrefois, les touristes voulaient voir le château du marquis de Sade. Aujourd’hui, ils demandent où est Cardin. » Cette phrase d’un habitant de Lacoste résume à quel point le célèbre couturier a imprimé sa griffe sur ce village du Luberon pas tout à fait comme les autres. Il y a huit ans à peine, Pierre Cardin rachetait le château à la veuve d’André Bouër, l’homme qui avait consacré sa vie au monument. Le couturier avait eu « un coup de cœur » pour ces lieux chargés d’histoire. Après avoir investi le palais de Casanova à Venise, il allait restaurer le nid d’aigle du sulfureux marquis et créer un festival d’été dans les carrières attenantes. En visionnaire, il rêva d’abord d’un château de verre et d’un théâtre de plein air entièrement retaillé dans la pierre, projets qui durent finalement se plier aux contraintes de la réalité. « Cardin ne respectait pas la loi. Le projet de théâtre était sur un terrain inconstructible. Nous l’avons mis au tribunal administratif et nous avons gagné », explique Yves Ronchi, président de l’association pour le développement harmonieux de Lacoste.
Ainsi la relation de Cardin au village s’engageait-elle sur le mode du conflit avec ceux que la rumeur publique a vite baptisés les « anti-Cardin ». Tandis que d’autres, hésitant entre scepticisme et espoir, s’interrogeaient : que fallait-il attendre de la manne Cardin ?
A son décès, Nora Bouër léguait la totalité de ses biens, maisons de village et propriété de l’étang, au nouveau maître de Lacoste. Lequel complétait son domaine en rachetant plusieurs maisons, le café de Sade, la boulangerie…L’essentiel de la rue Basse devenait ainsi un vaste chantier Cardin. Aujourd’hui, les premiers commerces rénovés ont rouvert, tenus par des salariés de la société Cardin. «J’ai voulu redonner vie au village », explique le couturier dans son bureau parisien, entouré de photos qui retracent les temps forts d’une vie exceptionnelle, dans l’intimité de monstres sacrés comme Jeanne Moreau, Maïa Plissetskaïa… Adulé de par le monde, incompris à Lacoste? « Au lieu de placer mon argent à la banque, j’ai investi gros ici, plusieurs millions d’euros. J’ai fait travailler des centaines de personnes depuis huit ans. Aujourd’hui j’emploie quarante personnes, et je n’ai que des reproches. On m’accuse d’avoir racheté des maisons, mais ce sont les gens qui sont venus me trouver pour me les vendre, à un bon prix. Ils se sont dits : voilà une bonne poire ! ».
Village d’artistes ou village-musée ?
Quelques secondes d’amertume, mais très vite, chez ce bâtisseur, le goût de l’action reprend le dessus. « Je construis actuellement un très bel hôtel, je restaure des maisons où seront hébergés les artistes du festival, et que les gens pourront louer. Il y aura aussi des galeries d’art et des résidences d’artistes », poursuit Pierre Cardin. « J’ai toujours vécu avec des artistes, j’ai été acteur, ce qui était ma vocation de jeunesse, et maintenant je suis patron de théâtre, homme de spectacle ». D’où, explique-t-il, son projet de « village d’artistes en Provence ». Ou de « nouveau Saint-Tropez », expression lancée au printemps dernier à l’occasion de sa conférence de presse annuelle. « St Tropez, j’y allais avant B.B. J’avais vingt ans, c’était un endroit magnifique où il se passait des choses intéressantes. Ici, disons que j’ai voulu faire un St Tropez différent », précise-t-il aujourd’hui. Mais les Lacostois n’ont pas forcément réservé un accueil enthousiaste aux projets du mécène Cardin. « Je voulais installer des sculptures. Ils me les ont fait enlever », note-t-il, déçu.
L’art au village selon Cardin ? En-dehors de la période estivale, ce sont de rares résidents, et une galerie. Pas de quoi rivaliser pour l’instant avec le Savannah College of Art, qui tient la partie haute du village et y accueille toute l’année des groupes d’étudiants venus des USA. Certains habitants, amateurs d’art ou artistes eux-mêmes, font la moue. « Pour le moment, les locaux aménagés par Cardin ont des vitrines, mais il y a beaucoup de coquilles vides », déplorent les derniers habitants de la rue Basse. Au-delà des désagréments du chantier, les initiatives de Cardin suscitent des réserves. «Le prix des places au festival, c’est 140€. Ce n’est pas pour nous », souligne Yves Ronchi. « Ce qu’il faudrait pour le village, c’est un projet de développement global, savoir où se garer, comment on vit, et s’il y a un véritable projet culturel. Là, on se demande où ça va aller». Le sort des Baux-de-Provence, village-musée des Alpilles, à quelques encablures de là, fait figure d’épouvantail.
« Le mécénat façon Cardin, c’est très show-biz », observe pour sa part le photographe et vidéaste David Paquin. Enfant du village, il est le fils de l’ancienne boulangère. «La boulangerie était déficitaire, ma mère cherchait à vendre. Nous avons vendu à Cardin, je n’en suis pas très fier », confie-t-il. « Mais on sait bien que si on en est là, Cardin n’est pas le seul en cause. Le château avait été proposé à la vente à l’ancienne mairie, qui avait refusé. Le village a perdu son âme peu à peu. »
Ici, il y a ceux qui vendent à Cardin, ceux qui travaillent pour lui. Il y a donc, aussi, de l’indulgence pour le nouvel hôte du château et ses initiatives. Vrai mécénat ou caprice de milliardaire ? A ces interrogations s’en ajoutent d’autres, un peu inquiètes : « Et s’il se fâche et s’en va? », se demandait Lili, l’ancienne patronne du café de Sade, alors qu’elle s’apprêter à fermer l’établissement après l’avoir cédé à Pierre Cardin . « Et après lui ? », ajoutent les prévoyants. « Bien sûr que j’ai préparé les relais au sein de la société. Mais après moi, ce n’est pas mon problème ! », lance le couturier. Homme du présent, Monsieur Cardin revient ici tous les week-ends diriger ses multiples chantiers. « Je continue ! C’est ma raison d’être, ça me rend heureux. La plupart des gens ont des rêves, peu les réalisent. Moi, si ! » Ainsi continue de prendre forme, malgré la poussière et les critiques, le rêve de pierre de Monsieur Cardin.

Carina Istre, n° 16 janvier-février 2009